Comment les enjeux écologiques raisonnent-ils avec les entreprises du secteur agroalimentaire ? Quelles transformations ? Subies ou anticipées ?
C’est pour répondre à cette interrogation que l’association agroalimentaire Agria Grand Est et la cabinet Pact ont initié et conduit entre 2022 et 2024 une action exploratoire traitant de la transition écologique.
Une première étape a identifié les manières dont les entreprises agroalimentaires opéraient (ou non) des transitions écologiques. Elle s’est appuyée pour cela sur 2 questions structurantes :
- Quelles sont ces transformations agroécologiques et quels sont alors les processus d’innovation et de conduite du changement ?
- Comment ces transformations impactent l’organisation des entreprises, les compétences des salariés, leur santé et leur sécurité ?
A partir de 10 cas concrets d’entreprises d’activités et de structurées variées, l’action a permis de mieux identifier les facteurs de succès de cette transition, sur un spectre large de sujets.
Une seconde étape vise à encourager et faciliter cette transition par la construction et la valorisation de points de repère. Des résultats intéressants sont identifiés. Ils révèlent, selon la spécificité de chaque entreprise, des innovations et des stratégies de résilience. Parmi ces résultats, l’action met en lumière la relation entre les transformations agroécologiques et la santé-sécurité des travailleurs de ce secteurs.
La santé au travail a-t-elle à voir avec la transition écologique ?
L’hypothèse tenue tout au long de cette action est que la transition écologique, mouvement de fond auquel les entreprises agroalimentaires des territoires n’échappent pas, est possible sous réserve d’une anticipation des transformations à venir.
Outre les produits et les méthodes de production, c’est aussi une anticipation des questions sociales qui est exigée : transformation des compétences, meilleure appréhension des effets sur la santé et la participation des salariés à ces changements. Mais que peut-on dire des relations entre santé au travail et transition ? Comment agir pour que cette relation soit une opportunité ?
Transition agroécologique et santé au travail : hypothèses
A la genèse de cette action, des hypothèses ont été posées sur la base d’une revue bibliographique, elles ont été structurantes pour guider nos investigations :
- La transition écologique induit des transformations techniques et organisationnelles tantôt favorables, tantôt défavorables à la santé et la sécurité des travailleurs. Des observations montrent de manière assez évidente des changements profonds sur les modes de production agroalimentaires, du fait de la transition écologique. Il est aussi démontré que les changements peuvent avoir des impacts négatifs sur la santé (introduction de nouveaux produits ou process…) ou positifs (substitution de produits, moindre pénibilité…).
- La participation des salariés est un gage de santé mentale et de motivation. Cette hypothèse s’appuie sur notre connaissance des effets des changements auprès des salariés. Tantôt ces changements sont subits, ils sont alors facteur d’insatisfaction et de risque psychosocial ; tantôt ils sont concertés et anticipés, ils sont alors facteur de satisfaction et de construction de la santé.
- L’écologie est une composante des aspirations sociales, déployée entre vie au travail et vie hors travail. Cette seconde hypothèse repose sur la perméabilité du sens donné à la vie au et hors travail. Les aspirations écologiques des travailleurs résonnent sur leur lieu de travail et réciproquement, l’entreprise peut être source d’inspiration écologique.
Méthode pour appréhender cette relation en entreprise
Les investigations au sein des entreprises se sont traduites sur des éléments de méthode principalement qualitatifs. Elles se sont organisées au fil de 3 étapes :
- Une mobilisation des entreprises permettant de préciser les problématiques et les attentes (questionnaire). Cette phase est celle du repérage d’un panel varié d’entreprises.
- Des investigations au sein de 10 entreprises. Sur le terrain, menant interviews d’acteurs (direction, salariés, IRP, management, techniciens…), observations puis restitution des résultats et suggestion d’actions.
- Une valorisation et confrontation des résultats aux entreprises-cibles de l’agroalimentaire, et plus largement aux entreprises d’activités diverses et leurs acteurs-relais.
A propos de la relation santé au travail et transition écologique, le questionnement que nous avons eu auprès des entreprises participantes porte précisément sur :
- La situation de l’entreprise quant à ses problématiques santé au travail: nature des activités et expositions aux risques (chimique, physiques, psychosociaux, biologiques…), maîtrise ou non des processus par la prévention, principales préoccupations sociales (fidélisation, isolement territorial…).
- Le positionnement des salariés face aux enjeux écologiques (aspirations, valeurs, comportements) et la cohérence/incohérence perçue par eux au regard des produits et des pratiques industrielles de l’entreprise.
- La trajectoire et les actions identifiées (ou non) traitant de la dynamique entre les changements liés à la transition écologiques et le bien-être des salariés.
Les méthodes mises en œuvre s’appuient principalement sur des interviews confidentielles de différentes personnes de l’entreprise : dirigeant, responsable ressources humaines, direction de production, artisan, ouvrier de production, technicien, représentant du personnel… Les entretiens semi-directifs été réalisés la plupart du temps sur le lieu de travail, permettant ainsi des illustrations riches et dialogues nourris. Quelques documents complémentaires ont été recueillis (politique HSE, QSE ou RSE par exemple).
L’ensemble des données débouche sur une analyse de contenu puis des conclusions permettant ou non de vérifier les hypothèses posées à la genèse de l’opération.
Faire transition écologique : l’occasion de soigner la santé au travail
La transition au travers des objets variés et adaptés au contexte de l’entreprise
Les observations montrent que les entreprises agroalimentaires engagées dans une démarche de transition écologique agissent sur des objets complémentaires pour opérer des transformations. On repère principalement les objets suivants :
- Eau : un enjeu de réduction des consommations et de traitement des eaux usées.
- Énergies : sobriété, optimisation des processus industriels, recours aux énergies renouvelables.
- Produits : composition, recettes, ingrédients au regard du bilan écologique.
- Emballages : matériaux, packaging, suremballage et éducation des consommateurs.
- Logistique : approvisionnements et distributions optimisés, modes de déplacement y compris salariés.
- Déchets : taux d’engagement optimisé, gestion du tri, valorisation en sous-produits.
- Management : gestion de l’incertitude, soutien des initiatives vertueuses, indicateurs renouvelés.
- Compétences : sensibiliser les équipes, transformation des pratiques et renouvellement des compétences.
Ces objets sont choisis et travaillés par les entreprises selon leur contexte artisanal ou industriel, leur capacité d’initiative et latitude décisionnelle, la nature de leur production, l’inertie de leur système productif, leur proximité ou leur éloignement au consommateur, leur étique et leurs valeurs structurantes, leur capacité d’investissement… Ainsi, pour chacune des entreprises, opérer la transition écologique consiste à engager des actions ciblées et complémentaires à partir d’une large palette d’objets de natures différentes.
Nos investigations montrent de manière qualitative que la santé au travail est en partie constitutive de chacun de ces objets, c’est-à-dire que l’on peut identifier et expliciter de multiples interactions. Selon les transformations opérées sur ces objets, les résultats sur la santé des travailleurs peuvent être positifs (construction de la santé) ou négatifs (altération de la santé).
Pour cette opération de palettisation à la sortie de chaîne produits frais, une nouvelle méthode de formation de la palette consiste à substituer les films plastiques par un assemblage de cornières en carton et de cerclages. Si le bénéfice peut être net quant au recours aux plastiques, il peut être négatif sur la santé ostéoarticulaire des ouvrières du fait de circulations et gestuelles contraignantes pour la mise en œuvre de la solution.
Chez cette viticultrice, le non-recours aux phytosanitaires et autres intrants chimiques est un choix délibéré qu’elle met en œuvre pour le respect des sols, l’entretien de la biodiversité et des symbiotiques, la santé du consommateur et celle des professionnels de la vigne. S’il y a concourance entre santé et environnement, cette agricultrice doit néanmoins développer des compétences spécifiques et identifier de nouveaux modes de travail mécanique des sols.
Afin de décrire les relations qui se jouent entre transition écologique et santé au travail, nous les explicitons au travers de 3 dynamiques : les transformations concrètes, la participation et le sens.
Transformations matérielles et organisationnelles et impacts sur la santé
La transition écologique, lorsqu’elle impacte l’entreprise, se traduit par des transformations concrètes qui affectent le produit et ses emballages (recette, conditionnement…), les méthodes de production, (process, ordonnancement, outillage…), la logistique (stock, flux, conditionnement…) et l’organisation sociale (compétences, changement métier, nouvelles fonctions…).
L’enjeu est alors que l’entreprise repère ces transformations et profite de ces changements pour y intégrer des objectifs favorables à la santé et la sécurité des travailleurs. Dans de nombreux cas, c’est aussi la santé du consommateur des produits agroalimentaires qui peut être levier d’acceptation du changement.
Au cours de nos investigations, les points que nous avons identifiés sont principalement :
- Suppression de situations de manutentions manuelles à l’occasion d’un changement d’emballage et/ou de modalité logistique. Ces changements visent par exemple à préférer des assemblages de produits ou ensemble de produits sans recourir aux plastiques ou autre matériau polluant et/ou non recyclable. Une réflexion sur les manutentions de produits et/ou cartons permet d’y intégrer la prévention des activités manuelles.
Chez cet industriel, la formation des palettes de cartons de produits ne se fait plus par filmage. Le procédé consiste à poser des points de colle temporaires à divers endroits de la palette pour former un bloc résistant au transport. Dans d’autres cas, sont utilisées des cornières carton. Outre l’effet bénéfique sur les déchets, ces changements s’accompagnent de moindres gestuelles de filmages ou de retrait des fims plastiques.
- Substitution ou suppression de produits nocifs pour la santé humaine, au départ motivées par un objectif de préservation de l’eau. Les eaux usées des entreprises sont l’un des points de surveillance de leurs pratiques environnementales vertueuses. Il est possible de mener un double objectif de suppression de polluants des eaux (détergents, MEA DEA TEA…) ayant aussi un impact sur la santé humaine (irritations, insuffisances respirations, dermatites…).
Pour ce quai de dépotage, l’entreprise cherche à réduire significativement sa consommation d’eau et les polluants rejetés dans sa station d’épuration. Cette démarche se traduit par un cycle et des méthodes de nettoyage optimisés et qualitatifs, limitant ainsi la consommation d’eau et les rejets, et réduisant significativement les expositions du salarié aux inhalations de produits nocifs.
- Recherche de méthodes de production à moindres impacts et pénibilités, car dans quelques cas l’exigence environnementale ou le label biologique oblige à la suppression de certains entrants, tels les phytosanitaires. Outre ce gain pour la santé humaine du consommateur et du producteur, les entreprises (artisanales en particulier) cherchent alors à innover en matière d’outils et méthodes pour ne pas subir d’autres contraintes de pénibilité ostéoarticulaires.
Sur ces côteaux de l’AOC Moselle (80 % du vignoble en biologie), la disparition des phytosanitaires est une bonne nouvelle pour l’environnement, les résidents limitrophes, le consommateur et le viticulteur. Mais cette suppression oblige par exemple à la maîtrise de la végétation non désirable : techniques de grattage mécanique des sols, introduction de variétés profitables ou symbiotiques…
Participation des salariés, santé mentale et motivation
Nous savons que les processus de changement sont d’autant mieux acceptés par les salariés qu’ils sont concertés, préparés et mis en œuvre avec eux. Comme pour tout autre sujet, la participation des salariés à la transition écologique de leur entreprise est donc facteur de santé mentale. A défaut, des changements subits ou brutaux seront alors facteurs d’insatisfaction et de risque psychosocial.
Qu’en est-il de l’implication des salariés aux transformations écologiques de leurs entreprises ? Plusieurs situations ont été identifiées :
- Responsabilisation et capacité d’innovation, c’est ce que des entreprises engagent avec leurs salariés. L’enjeu est de challenger des collaborateurs sur des missions précises en matière de mieux-disant environnemental. Se créent alors des compétences nouvelles, une émulation positive, une respectabilité de la démarche auprès des collègues. Le résultat est alors des innovations profitables à l’environnement, mais aussi une reconnaissance des efforts fournis par les salariés.
Le technicien chargé du fonctionnement de la station d’épuration a été responsabilisé pour la gestion de la station, mais aussi la recherche et développement de techniques plus performantes de dépollution. En ligne de mire, la possibilité de rejeter une eau propre en milieu naturel. Fier de son travail, il évoque les bons résultats déjà obtenus, et souhaite aller plus loin et suggérer à la direction un cran supplémentaire dans la qualité de l’eau.
- Apprendre à manager dans l’incertitude et pouvoir d’agir sur son travail, sont des exigences posées par les aléas de plus en plus nombreux et sévères : climatique, logistique, matière première, compétences… La transition écologique est une expérience apprenante qui permet, si elle est réussie, de mieux appréhender les aléas et de mieux manager dans l’incertitude. Les effets sont positifs sur le projet environnemental, mais aussi pour le collectif de travail, plus résilient aux difficultés et moins sujet à l’anxiété face à l’avenir.
Cette direction de production nous confie que la conduite industrielle n’a « plus rien à voir comme avant ». Les variations du prix de l’énergie, la tension sur les matières premières, les difficultés de recrutement… font que toute l’équipe apprend piloter la production avec de l’adaptation et une stratégie collective. Effort d’adaptation, mais qui, lorsque le management accompagne les salariés, a des effets positifs sur la continuité de la production et la réussite de l’équipe impliquée.
Écologie et sens donné au travail, hors travail
Une des difficultés contemporaines majeures des entreprises est la capacité d’attractivité et de fidélisation. L’enjeu écologique intervient dans cette équation, en particulier au regard de la cohérence entre les pratiques des entreprises sur le plan environnemental et les aspirations des salariés-citoyens. A défaut, l’entreprise souffre d’une difficulté de respectabilité auprès de ses collaborateurs, consommateurs et plus largement leur environnement social.
L’écologie est ainsi une composante de l’éthique propre aux entreprises et aux salariés, faut-il que celle-ci soit harmonieuse et non dissonante. Les aspirations se déploient de manière perméable entre la vie au travail et vie hors travail, ce qui peut être facteur d’attractivité ou de répulsion…
Plusieurs cas montrent la manière dont des entreprises se saisissent de cette accroche éthique. A la fois pour progresser en interne sur la sensibilisation des salariés, mais aussi pour gagner en respectabilité et en attractivité :
- Trajectoires pour la gestion des déchets et leur recyclabilité. Cela prend souvent la forme de campagnes d’information sur le tri des déchets au sein de l’entreprise. Une forme plus évoluée de politique de gestion des déchets pousse à ce que les salariés gagnent en conscience du cycle de vie des déchets et de ses impacts. En créant une résonnance entre l’entreprise et la sphère familiale, il y a souvent un levier intéressant pour transformer en profondeur les comportements.
C’est une opération engagée par cet industriel qui cherche à réduire sa production de déchets ultimes et gagner en taux d’engagement de la ligne. Outre l’action d’optimisation des matériaux et de tri des déchets, l’entreprise engage une campagne d’information sur la production et la gestion des déchets au foyer. Des salariés témoignent de l’intérêt de ces informations et y voient une correspondance avec ce qui se passe dans l’atelier. Certains, choqués par le gâchis, suggèrent à l’entreprise des actions ciblées pour renforcer encore la politique 0 déchets.
- Respect de l’environnement de l’entreprise, engagement et attractivité pour les compétences. C’est la carte gagnante jouée par des entreprises pour augmenter positivement leur assise sur le territoire. Au-delà des allégations, cela se développe au travers de la valorisation des actions en faveur de l’environnement, de l’écologie, de la biodiversité… Sous réserve de sincérité, cette valorisation a des effets positifs auprès des consommateurs, des habitants situés sur le même territoire et des salariés. Le sentiment d’appartenance positif et respectable est un atout pour l’entreprise et pour ses salariés.
Dans cette petite entreprise basée en périphérie d’une métropole, les valeurs solidaires et environnementales ne se limitent pas aux produits et aux modes de production. La gestion des salariés passe par la recherche d’un bien-être global, réputé cohérent avec les valeurs. Par exemple la possibilité de venir travailler en mobilités douces est un avantage reconnu, de même que la présence sur le site d’un écosystème solidaire et humain. Un atout pour fidéliser et attirer des talents.
En conclusion : des opportunités convergentes
L’action menée auprès des entreprises agroalimentaires par le projet « Tacte » démontre la relation étroite qui se joue entre la transition écologique et la santé-sécurité des travailleurs. Cette relation se déploie au travers de 3 thématiques complémentaires :
- La réduction, voire la suppression de pénibilités et d’expositions à des risques majeurs, tels les produits CMR. Cette opportunité est saisissable si écologie et santé sont pensées de manière concourante, dans un agenda commun.
- L’entretien de ressources psychosociales, barrière efficace aux risques psychosociaux, traduite ici par la possibilité pour les salariés de s’impliquer et de participer à ce qu’est le futur de leur travail.
- La cohérence éthique, c’est-à-dire la symétrie qui se joue entre les valeurs et les actions des entreprises au regard des aspirations et possibilité d’agir des salariés.
Si les actions, lorsqu’elles sont pensées comme telles, ont des effets positifs à la fois sur l’écologie et la santé des travailleuses et des travailleurs, d’autres impacts sont à signaler en particulier sur l’attractivité et la respectabilité des entreprises agroalimentaires engagées.
Les investigations montrent combien, en symétrie avec les innovations techniques, une transition écologique prometteuse se déploie au travers de la dimension sociale et managériale du travail.
Considérons enfin que cette action est basée sur 10 cas réels d’entreprises. Ils sont singuliers, qualitatifs, permettent de repérer des mécanismes et de poser des illustrations. Un complément par une approche quantitative permettrait de mieux apprécier la part des dynamiques santé-sécurité / transition écologique.
Jean-Michel SCHWEITZER
Pour aller plus loin :
- Le guide complet présentant les résultats de l’opération TACTE (40 pages) : https://www.iaa-lorraine.fr/wp-content/uploads/2024/06/Guide-TACTE.pdf
- Le jeu de cartes pour simuler de manière ludique vos actions pour une transition écologique : https://www.iaa-lorraine.fr/wp-content/uploads/2024/06/TACTE-Jeu-de-cartes.pdf