Fin 2019, peu de signaux annonciateurs de la crise sanitaire. Quelques mois plus tard, la population européenne, comme celles de nombreux pays du globe, est tenue à un strict confinement. En France, les dispositions de la Loi d’urgence du 18 mars 2020 a pour conséquence la suspension d’activités économiques, totales ou partielles, inversement pour certains secteurs, une intensification.
Toutes les organisations du travail sont alors directement affectées, quelle que soit la continuité d’activité de leur secteur. Après un temps de sidération, il a fallu souvent sans délais recomposer avec des balises changeantes, et piloter avec de multiples incertitudes. L’impact est profond, tant dans la sphère privée que dans le champ professionnel. En juin 2020, alors les indicateurs sanitaires repassent au vert, et à la faveur d’un premier déconfinement, les activités économiques reprennent, se renforcent. « Ce ne sera pas comme avant » pronostiquent certains.
Premier semestre 2020, nous assistons à une expérience socio-organisationnelle et psychosociale inédite. Il ne nous a jamais été donné de vivre l’arrêt de toute l’économie française et donc des entreprises, de réduire nos libertés et sorties à quelques minutes ou urgences, de ne communiquer qu’en mode digital, ou d’être littéralement rivé aux annonces gouvernementales.
Le cabinet Pact, associé à une équipe d’intervenants issus des sciences de gestion, de la psychologie du travail et de l’ergonomie, saisissent ce moment opportun pour construire un dispositif d’observation et d’analyse clinique. Adossés à une association métropolitaine d’échanges, le « Club Metz Eurométropole », ils construisent puis conduisent une action collective visant à comprendre la manière dont les organisations traversent la crise et cherchant à identifier leurs capacités de rebond. Au regard de ces transformations, comment les salariés vivent et interagissent dans le contexte pandémique et le changement de leurs organisations ? Baptisée « Plus forts après la crise », l’opération est financée par le Fonds pour l’amélioration des conditions de travail.
« Plus forts après la crise » : une recherche-action au fil de la circulation du virus
Juin 2020 : l’enjeu immédiat de l’action est de garder la « trace sémantique », au même titre qu’en ergonomie, nous étudions les « traces de l’activité de travail ». Elle nous renseigne sur les processus de changements et des vécus de crise, alors qu’en même temps… se prépare la seconde vague de l’épidémie.
Méthode : 10 cas d’entreprises observés dans un « entre deux vagues » de l’épidémie
L’initiative de l’action est suscitée par un appel à projet, porté par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail et focalisé sur les effets de la crise. Elle est motivée par la curiosité d’un collectif de professionnels, sur le territoire de la métropole de Metz, désireux d’identifier les vécus et les transformations organisationnelles.
L’équipe d’intervenants universitaires est constituée (ergonomie, gestion et psychologie du travail). La dimension pluridisciplinaire permet des angles d’observation et d’analyse complémentaires des traversées de crise : les transformations organisationnelles, les vécus et les ressources psychosociales, les cadres de droit et les enjeux économiques sont alors disséqués grâce aux questionnements et à la sémantique spontanée des acteurs confrontés à la crise. Les intervenants conduisent les investigations et la capitalisation des résultats.
La méthodologie s’est aussi appuyée sur un comité expert : acteurs économiques et institutionnels du territoire, représentants patronaux et de salariés, enseignants chercheurs en droit social, ergonomie et design des organisations. Il a pour rôle de discuter des propositions méthodologiques des intervenants, de faciliter les problématisations et d’examiner de manière critique les résultats monographiques.
Quant à notre échantillon, un panel d’entreprises est formé pour devenir la base des observations, investigations et analyses, et « confrontation » au sens de Yves Clot. Les critères de sélection visent à former des diversités : d’activités (continuité, restrictions ou suspensions), de taille d’effectif (de très petite à moyenne -250 salariés), d’organisation (indépendante, associative, appartenant à un groupe…). Notre souhait est alors de mettre à jour des pratiques ad hoc développées en traversée de crise. In fine, 16 entreprises volontaires ont été impliquées, dont 10 d’entre elles ont fait l’objet d’investigations approfondies. Le panel forme ainsi une représentation de réalités économiques, organisationnelles et sociales.
Afin d’identifier le processus de transformation en situation de crise pour ces 10 entreprises, la méthode d’investigation consiste à appeler sans délai à la « mémoire des faits ». Directions, représentants du personnel (lorsqu’ils existent) et salariés de divers services sont questionnés sur les faits et leur vécu de la « traversée de crise » (65 entretiens, individuels ou collectifs). Les outils mobilisés pour accéder aux vérités subjectives sont le récit par l’entretien exploratoire, l’analyse thématique croisée et la confrontation dynamique lors de la restitution à un groupe de représentants de l’entreprise (10 restitutions). Les données qualitatives et quantitatives, contextuelles, sociales et organisationnelles, ont été placées sur des matrices de fonctionnement de l’entreprise, avec la particularité de proposer trois temps : avant, pendant la crise, et maintenant.
Les monographies sont analysées au travers d’une grille de questionnement : quelles sont les transformations, quelles sont les pratiques permettant de faire face à la crise, quelles conditions pour mobiliser ces pratiques ?
Résultats : des expériences hétérogènes et des atouts révélés pour traverser la crise
L’analyse des dix monographies révèle des expériences toutes singulières. Elle nous permet pourtant d’identifier des dispositions, principalement organisationnelles et culturelles, qui ont permis aux entreprises de traverser la crise en assurant un équilibre soutenable entre continuité de l’activité et bien-être des salariés.
Une seconde étape dite « ateliers » invite des acteurs de ces entreprises et des experts à dialoguer collectivement à partir des constats tirés des monographies. Dans un but pédagogique, nous faisons le choix de retenir 10 thèmes majeurs révélés par les observations. Non exhaustive, cette sélection permet aux intervenants d’animer des séquences, chacune centrée sur un thème précis.
Ces thèmes ont été nommés « clés de réussite ». Nous faisions le choix à ce moment de l’action collective de faire connaître et d’encourager des pratiques pertinentes en situation de crise, pour cela d’associer au contenus thématiques une présentation encourageante pour les organisations et attractive pour les médias mobilisés (conférences hybrides et écrits grand public).
Les dix « clés de réussite » ainsi identifiées auprès des entreprises puis travaillées en atelier sont citées ici dans leur forme « recommandation », non développées et telles que publiées au terme de l’action collective :
- Évaluer, scénariser et décider. C’est un processus itératif qui s’appuie sur des informations sanitaires actualisées et des scenarii dialogués et arbitrés en fonctions des valeurs de l’entreprise.
- Écouter et évaluer, informer et rassurer. S’enquérir de la situation particulière de chaque salarié, maintenir le lien. En retour, informer de la situation, avec sincérité sans dramaturgie.
- L’innovation et la création de valeur. En venant à contretemps des périodes d’activités hautes, l’innovation permet à l’entreprise de gagner en position concurrentielle. Elle mobilise les collaborateurs, « empêchés » de réaliser l’activité habituelle, et les met en situation de « pouvoir agir » sur leur travail à venir.
- Dialoguer et dynamiser les relations sociales. Les décisions parfois difficiles touchant l’emploi ou la santé-sécurité des salariés sont d’autant plus pertinentes qu’elles s’appuient sur des controverses instructives et un dialogue professionnel ou social de qualité.
- Le management en contexte inédit. Il est agile et prend en compte la situation dégradée immédiate, il rassure, se centre sur l’essentiel et la préservation du lien social.
- La vitalité des relations. Il est nécessaire de préserver cette vitalité, même lorsque les relations physiques sont suspendues, et s’assurer que chacun reste en lien avec la communauté de travail.
- Prendre soin de soi et des autres. La préservation de la santé physique, face au virus, s’accompagne aussi d’efforts supplémentaires de préservation de la santé psychique. Au terme de longs moments de confinement, la mise en mots des vécus peut être profitable.
- Travailler ensemble, proches ou à distance. L’expérience du télétravail imposée montre que la réussite du travail collectif implique un renouvellement des habitudes et des règles communes permettant de maintenir une qualité de travail.
- L’action en proximité sur le territoire. Le renforcement ou la création de liens de proximité entre structures apportent des réponses nouvelles à des problèmes inattendus. Les liens sociaux et solidaires sur le territoire donnent du sens à ce temps suspendu.
- Aiguiser sa vigilance face aux crises à venir. L’expérience inattendue de la crise sanitaire débutée en 2020 donne aux organisations la possibilité de mieux connaître ses vulnérabilités. Pour cela, faut-il prendre le temps d’en tirer des enseignements et d’identifier la nature des crises à venir.
Les clés de réussite identifiées ici pour « traverser la crise » ne sont pas tant des conditions strictes et nécessaires que de habiletés révélées pour chacune des organisations. Elles sont plutôt des points de repère ou des pistes pour d’autres entreprises. Nous pouvons aussi les imaginer comme des éléments d’une culture organisationnelle et humaine préventive en contexte incertain.
L’épisode inattendu, aigu et stressant de la crise sanitaire a agi comme un accélérateur, parfois même un révélateur de ces habiletés. Ainsi une petite équipe d’un laboratoire métallurgique, empreint de la culture scientifique et habitué aux procédures complexes, a eu peu de difficulté à activer par anticipation des protocoles sanitaires stricts, puis actualisés, permettant de maintenir une complète activité. Dans un autre cas, une microstructure de l’économie sociale et solidaire, malgré sa mission « non essentielle » ; se remobilise rapidement sur ses savoir-faire d’innovation sociale ; ils en tirent plus tard une grande fierté et une respectabilité. Dans une autre entreprise encore, spécialiste de l’immobilier, la maturité du management, le niveau de responsabilité et d’engagement des collaborateurs conduisent à initier en autonomie de nouvelles manières de faire, telle une première vente de bien par visite virtuelle et signature dématérialisée…
Réciproquement, on observe des organisations qui, n’ayant pas acquis ces clés de réussite, ont été en sévère difficulté face à la crise sanitaire. Par exemple, dans cet établissement d’éducation, le manque d’innovation ou de réactivité pour garder un contact digital proche, soutenant et stimulant. Pour cette autre entreprise du numérique en pleine croissance, la faiblesse des cadres de régulation des ressources humaines a créé des craintes, des tensions et débouche sur un affaiblissement de la confiance dans la direction.
Ainsi, la crise a eu des effets très inégaux sur les organisations. Elle est venue exacerber des difficultés latentes, ou révéler des avantages acquis.
Ces « clés », telles des habiletés organisationnelles, lorsqu’elles se sont exprimées, ont permis de limiter les impacts négatifs sur la santé. Ce constat peut s’expliquer par un renforcement du système de confiance à son organisation, qui a été capable de protéger, mais aussi par un plus fort sentiment de pouvoir agir sur son travail.
S’expriment aussi des retours positifs quant aux entreprises s’étant appuyé sur leur socle de valeurs positives et humaines au travail. En retour, une forte adhésion à l’organisation et des reconnaissances réciproques.
Sur le champ de la compétitivité, on observe que les processus de mobilisation des salariés, d’innovation sociale et organisationnelle durant la période de crise, ont pour effet aujourd’hui de donner des avantages concurrentiels. L’article de Johnson et Autissier (2021) corrobore nos constats.
Discussion
Des observations situées dans des moments à forte charge émotionnelle
La recherche-action « Plus forts après la crise » faisait l’hypothèse d’observations dynamiques se situant au terme du premier confinement, en juin 2020. Or à la fin septembre 2020, l’annonce d’une « deuxième vague » et son nouveau cortège de mesures sanitaires, nous aussi permis de poser des constats complémentaires.
Des expressions de fatigue et d’épuisement, particulièrement chez les soignants (Castro, 2020), plus nombreuses et plus sévères qu’au printemps 2020 (Schweitzer, 2022), alors que les restrictions sont moins sévères et les enseignements de la « première vague » pourraient aider à mieux résister. Il nous semble que se jouent à ce moment deux mécanismes :
- L’expression d’une fatigue émotionnelle, traduisant les efforts psychiques fournis par les individus lors de la première phase de crise.
- La perte de vue d’une issue favorable à la crise, synonyme de renoncements économiques, sociaux et affectifs, souvent coûteux.
In fine, cette autre phase de la crise, inattendue dans le calendrier méthodologique, a signifié aux intervenants que les observations sont toujours à situer dans la dynamique temporelle du vécu des individus au travail, et ce d’autant que les événements successifs dont on parle ici sont à forte charge émotionnelle.
L’effet « catharsis » provoqué par les investigations
A la genèse de la recherche-action, notre intention pour chacune des entreprises investiguées, était de comprendre les mécanismes de traversée de crise et, au mieux, de lui suggérer en bénéfice quelques préconisations de progrès.
Or au fil des investigations et de la compréhension des réalités, nos questionnements ont provoqué chez eux des prises de conscience inattendues. Un dirigeant : « C’est drôle que vous me posiez ces questions car on était tellement dedans que je ne me suis jamais rendu compte de tout ce que nous avions réussi à mettre en œuvre ».
Souvent la narration des faits passés s’accompagne d’une charge émotionnelle forte. Une éducatrice d’un centre d’hébergement se rappelle avec gravité le moment où les hélicoptères de l’armée, évacuant des malades de l’hôpital proche, faisaient « trembler les murs ».
D’autres narrations rendent compte de la gravité de la situation, inédite et sans référentiel éprouvé de pilotage en situation de crise. Une dirigeante de PME industrielle témoigne de sa solitude face à la lourde décision de maintenir ou de suspendre l’activité : « Tous les services autour de nous fermaient, inquiète pour les pertes à venir, c’est finalement la gravité d’un journal de 13 heures qui m’a conduite à arrêter la production ».
De manière inattendue, nous nous rendons ainsi compte que la rétrospective individuelle ou collective, n’a pas pour seul résultat le repérage des clés de réussite de traversée de crise. Le questionnement rétrospectif a aussi pour effet des prises de conscience de ces moments inédits, souvent émotionnellement chargés. Nos investigations sur le terrain semblent agir telle une catharsis. Au milieu d’une interview collective de salariés de différents services d’une même entreprise, une salariée : « C’est incroyable quand même, en écoutant mes collègues, jamais je n’aurai pensé qu’elles avaient vécu cela comme çà. Du coup je comprends mieux les réticences à participer (…) cela fait des semaines que l’on est ensemble et c’est vrai qu’on n’a jamais pris le temps de se dire comment c’est passé pour nous le confinement ».
Conclusion et mise en perspective
En activant les principes méthodologiques de cette recherche-action, nous avons mis à jour les dispositions qui ont permis à ces organisations de traverser la crise tout en assurant un équilibre soutenable entre continuité de l’activité et bien-être des salariés.
Ces dispositions nommées pour l’occasion « clés de réussite » ne sont pas tant des outils et méthodes à déployer lors d’une phase de crise, que des valeurs intrinsèques aux organisations révélées par le stresseur qu’est la traversée de crise. Par cette observation, nous soutenons l’hypothèse selon laquelle la capacité d’une organisation à traverser une situation de crise consiste à développer par anticipation ces valeurs, organisationnelles et culturelles.
Ce panorama de « clés » est révélé pour le panel de 10 entreprises volontaires. Mais si l’ensemble des monographies met à jour des mécanismes parfois communs pour résister à la crise, chacune d’entre elles rappelle la spécificité de la situation, située dans l’instant de cette expérience singulière.
Les investigations qualitatives ont été utiles pour repérer les mécanismes et les habiletés de traversée de crise. Pour aller plus loin, et tenter des modélisations plus robustes, il serait pertinent de les compléter par une approche quantitative.
Sur le plan disciplinaire, cette expérience révèle la pertinence d’une approche multidisciplinaire. C’est cette approche qui permet à l’équipe d’intervenants d’appréhender un large spectre de déterminants de la traversée de crise et de nous rendre vigilants et mieux outillés pour les crises à venir.
Le guide est téléchargeable ici
Texte tiré de la communication SELF 2022, Slimane BOURAI et Jean-Michel SCHWEITZER